ETHNOLOGIE - Ethnologie juridique

ETHNOLOGIE - Ethnologie juridique
ETHNOLOGIE - Ethnologie juridique

Définie sommairement, l’ethnologie juridique est la branche de l’ethnologie qui étudie les phénomènes juridiques. Cependant, si l’ethnologie, au sens large, est la science des «personnes ethniques», c’est-à-dire «de ce qui fait qu’un groupe humain agit, dans un certain espace, comme un tout» (A. Leroi-Gourhan), elle se présente au premier chef comme la science des communautés dites primitives, c’est-à-dire des peuples qui ne sont pas encore parvenus à l’âge de la machine et de l’écriture (encore que ces deux critères ne doivent pas nécessairement être cumulés pour que l’on puisse reconnaître la «primitivité»). L’ethnologie juridique a donc pour domaine ces communautés primitives aux droits inconnus ou mal connus – en l’absence d’un inventaire complet ou en raison d’une analyse souvent insuffisante ou déformante du phénomène juridique.

La plupart des pays anciennement colonisés sont l’objet d’un mouvement de codification, ou tout au moins d’une activité législative. Les nombreux textes de droit écrit qu’établissent ces États empruntent trop souvent aux droits des nations développées alors même qu’ils s’inspirent ou prétendent s’inspirer des traditions ancestrales. L’aboutissement de cet effort – qu’impose l’impératif du développement – risque d’être, à plus ou moins longue échéance, la disparition de ces droits spécifiques dont l’application ne se poursuit officiellement qu’à titre transitpire; d’un point de vue scientifique, on peut penser qu’il est urgent de recueillir ces règles juridiques en voie d’extinction pour préserver le patrimoine culturel de certains peuples récemment admis à l’indépendance.

Ce n’est pas à dire que rien n’ait encore été fait. Les relations des premiers navigateurs, les récits de voyageurs en mal d’exotisme ou de trafiquants en quête de produits nouveaux, les journaux de missionnaires chargés d’évangéliser ces peuples lointains et païens renferment de nombreux passages consacrés aux us et coutumes des «sauvages». Ces pages sont intéressantes et curieuses, mais elles sont, en général, dépourvues de tout caractère scientifique et, en particulier, d’objectivité: les auteurs rapportent ce qu’ils ont observé à leur propre échelle de valeurs, juridiques et éthiques, et formulent un jugement souvent défavorable, à moins qu’ils ne préfèrent glisser pudiquement sur certains traits de civilisation de nature à offenser les bonnes mœurs. De toute façon, on ne peut espérer trouver chez eux que des détails exotiques, et non pas une analyse en profondeur des diverses institutions et du système de leurs relations.

Les premiers ouvrages véritablement scientifiques d’ethnologie juridique sont publiés à la fin du XIXe siècle. C’est à la même époque que l’expression «ethnologie juridique» apparaît, sous la plume du juriste allemand Post. Dès lors, si l’ethnologie juridique a pris un départ satisfaisant, ce n’est qu’en tant que science inorganisée, procédant de l’empirisme de ses méthodes et de l’incertitude quant à son objet.

L’objet

On a souvent souligné que le droit dans les sociétés primitives était indissociable de la morale et de la religion et même, qu’il y avait des groupes ethniques sans droit où l’ordre est maintenu par le jeu combiné de la religion et de la morale. Or le juriste ethnologue, s’il doit s’accommoder de ces phénomènes mixtes qu’implique l’imbrication du droit dans d’autres normes sociales, ne peut raisonnablement s’intéresser aux communautés sans droit. L’identification du droit est donc un préalable dont dépend l’existence même de l’ethnologie juridique en tant que discipline autonome.

Critères internes

Selon une opinion assez courante, il y aurait droit lorsqu’une sanction s’applique à la transgression d’une règle. Mais la seule existence d’une sanction ne permet pas de distinguer les phénomènes juridiques des phénomènes moraux et religieux; aussi dit-on que la sanction, pour être l’indice d’un droit, doit être prédéterminée et automatique, c’est-à-dire que l’on a dû prévoir à l’avance que tel comportement serait nécessairement sanctionné. Au vrai, ce critère d’identification d’un droit est soit illusoire, soit inexact.

Il est illusoire, car, lorsqu’il y a une sanction prédéterminée et obligatoire, il y a nécessairement droit; il faut bien, en effet, qu’existe une règle juridique antérieure pour qu’on ait pu prévoir de sanctionner sa violation. C’est dire que l’on se place à un niveau déjà élaboré du droit, à un stade où les grandes lignes de l’architecture juridique d’un peuple sont tracées, négligeant les étages inférieurs de la construction du système juridique.

Aussi bien le critère est-il inexact, car il se peut que la sanction soit antérieure à la formulation de la règle de droit. En l’absence de toute règle juridique préfixée, un comportement soulevant la réprobation sociale peut être sanctionné et, à l’occasion du prononcé de la sanction, la règle de droit pourra être édictée. C’est le processus le plus normal, semble-t-il, de la création du droit coutumier. Le critère de la sanction prédéterminée et obligatoire ne permet pas d’atteindre ces moments où s’élabore le droit.

Au niveau inférieur du droit, le phénomène juridique ne se distingue pas des phénomènes religieux et moraux; tous présentent le même caractère obligatoire. La notion d’obligation n’est cependant pas identique dans tous ces phénomènes, et c’est peut-être en analysant sa nature pour chacun d’eux que l’on peut parvenir à la discrimination cherchée. La transgression d’une obligation religieuse dépasse l’individu et peut rejaillir sur le groupe social dont il est membre: la colère des dieux et des ancêtres se répandra sur la collectivité, aveuglément, si rien n’est fait pour l’apaiser. Il n’y aura pas sanction mais réparation de l’outrage aux puissances divines: un sacrifice (animal au autre) sera généralement ordonné. C’est donc par la réparation et non par la sanction que se révèle le phénomène religieux. Du phénomène moral, le phénomène juridique se distingue encore plus difficilement, le droit étant un des instruments propres à faire respecter l’idéal moral des peuples. Il ne suffit évidemment pas de relever que la morale est affaire de conscience, expression d’un individu, alors que le droit est une manifestation éminemment sociale; car, d’une part, la frontière entre les deux est fluctuante, le droit peut accepter une proportion plus ou moins considérable de morale; et, d’autre part, le juridique et le social ne s’identifient pas nécessairement. Sans doute, la violation d’une règle morale paraît aboutir au plus à une sanction sociale qui diffère de la sanction juridique en ce qu’aucune condamnation précise et officielle n’est prononcée; mais il s’agit alors d’un critère externe d’identification du droit.

Critères externes

Il y aurait droit lorsque existerait une autorité ayant pour mission de veiller à l’application de celui-ci et réprimer ses violations. Mais il y a difficulté à reconnaître cette autorité (individuelle ou collégiale), souvent inorganisée et très éloignée de l’image que l’on se forme d’un tribunal en Occident. Il peut y avoir des tribunaux régulièrement constitués chez les peuples primitifs, tel celui des Ashanti comprenant le chef, son conseil d’anciens et ses proches. Mais on rencontre également des autorités judiciaires d’un type beaucoup moins apparent et la sentence peut être rendue, non par des magistrats investis régulièrement du pouvoir de juger, mais par de simples particuliers choisis par les parties pour résoudre leur litige; ainsi, chez les Indiens Yurok. L’opinion publique, en tant qu’elle admet la légitimité d’une plainte et se prononce en faveur de l’application d’une sanction, pourrait, à la limite, constituer un «tribunal», comme on le voit chez les Eskimos.

L’identification d’un droit par l’existence d’un tribunal se révèle donc délicate. Peut-être serait-il moins hasardeux d’admettre qu’il y a droit, non pas lorsqu’une sanction est prononcée par un tribunal hypothétique, mais lorsque la société reconnaît légitime l’emploi de la contrainte physique à l’encontre de l’un de ses membres et lorsqu’elle confère à une personne spécialement désignée le pouvoir d’user de cette force légale pour réprimer les infractions à la norme (cf. E. A. Hoebel).

Les méthodes

Relevant de l’ethnologie, science immature, l’ethnologie juridique procède par tâtonnements, à la recherche de ses propres méthodes. Trois types principaux d’investigation ont été utilisés jusqu’à présent pour l’étude des droits primitifs.

La méthode idéologique

La méthode idéologique est encore qualifiée d’abstraite parce qu’elle conduit à un relevé des normes idéales d’un groupe social déterminé. L’emploi du questionnaire est sa caractéristique essentielle. Que le questionnaire soit confié aux administrateurs de la puissance coloniale ou à des missionnaires (comme ce fut le cas pour celui de l’école ethnologique allemande de la fin du XIXe siècle) ou aux représentants du groupe social eux-mêmes (ce qui fut fait notamment par les Hollandais en Indonésie et par les Français en Afrique noire), cette méthode aboutit à la rédaction d’une sorte de coutumier, à une compilation des règles juridiques qui doivent être suivies, sans que l’on recherche s’il existe des variations à ces règles ou si celles-ci, en cas de conflit, sont réellement et automatiquement suivies. Ce droit idéal est intéressant à connaître, certes, en ce qu’il révèle l’éthique juridique des peuples, mais il y manque la vie. Il y a un écart entre ce qui devrait être fait, généralement exprimé en des préceptes dont on fait remonter l’origine aux ancêtres, et ce qui est fait réellement; il y a conflit entre ce droit et les intérêts des hommes qui y sont soumis théoriquement. Or cette dynamique juridique échappe à l’investigation de l’ethnologue qui emploie cette méthode.

La méthode descriptive

La méthode descriptive ne peut être utilisée que par des chercheurs travaillant «sur le terrain», intégrés au groupe qu’ils étudient par la connaissance de la langue et la confiance qu’ils ont su s’attirer. Elle suppose des séjours assez longs au sein de cette communauté: elle consiste, en effet, à assister à tous les événements qui s’y passent quotidiennement et à en noter le déroulement d’une manière très précise. C’est une sorte de reportage minutieux où le droit n’est pas traité de façon systématique; il ne paraît qu’incidemment, par la description des attitudes, la transcription des paroles prononcées au cours des litiges qui opposent les membres du groupe et lors du règlement de ces conflits, sans aucune référence expresse à la règle juridique enfreinte.

La méthode des cas

La méthode des cas, bien adaptée à la mentalité juridique anglo-saxonne, est fondée sur l’analyse de la jurisprudence (lorsque celle-ci peut être connue avec certitude). Sa démarche scientifique tend à reconstituer le droit à partir des décisions antérieurement rendues à propos de litiges de même nature, puis à vérifier l’authenticité de la règle par l’application qui en est faite pour la solution des conflits de nature identique. L’avantage de cette méthode est que le juriste ethnologue peut non seulement remonter à la norme idéale, mais également contrôler les variations ou les déviations auxquelles elle est sujette en pratique. L’inconvénient en est que le chercheur, quelle que soit la durée de son séjour, peut manquer d’une série suffisante de «cases» pour parvenir à un résultat scientifiquement satisfaisant. L’observation directe (qui relève, à certains égards, de l’ethnologie participante) peut être suppléée dans quelque mesure par un appel à la mémoire collective du groupe, à qui l’on demande de faire revivre les conflits qui se sont déroulés dans la passé, et connaître les décisions rendues à leur propos. L’ethnologue utilise alors ces archives orales dont la fidélité peut être plus ou moins parfaite ou qui (ce qui est plus grave) peuvent offrir une relation volontairement altérée du fait. La multiplication des témoignages auxquels le chercheur doit recourir peut réduire la marge d’erreur, mais elle n’autorise pas à affirmer de façon péremptoire l’authenticité de la règle de droit.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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